Conférence

Ce jour, sans être exceptionnel, comptait beaucoup pour Amélie. Elle tenait tous les éléments en main pour révéler au monde scientifique les bases d'un projet tentaculaire dont elle avait bon espoir de faire valider la première pierre. Le reste suivrait, inévitablement.

Le thème du colloque était "la colonisation de l'espace : les possibilités et les enjeux". Un peu romanesque peut-être : il aurait mieux convenu à une convention de science-fiction.

9h00, heure locale. Elle consulta le planning de la journée et se rendit dans la salle de conférence n°2 où le professeur Muñoz allait exposer durant une heure ses recherches concernant la terraformation. "Simple curiosité destinée à meubler le temps", se dit-elle : en effet, elle n'intervenait pas avant 10h30.

La salle se remplit aux deux tiers. Beaucoup de journalistes de revues spécialisées et de profanes, elle repéra tout de même un groupe de jeunes scientifiques (sans doute des géologues et des chimistes). En tendant l'oreille, elle comprit qu'ils étaient membres de la même équipe de recherche que Muñoz et qu'ils espéraient mettre en pratique leurs travaux sur Mars de leur vivant.

Finalement, elle s'y intéressa davantage qu'elle ne l'aurait imaginé, en dépit de l'aspect purement théorique de la chose. Elle synthétisa les grandes idées et découvertes ainsi que les coordonnées de l'orateur au cas où les choses avanceraient suffisamment vite pour...

"Non, pas d'euphorie, pas de passion. Seules la rigueur scientifique, la patience et la raison doivent m'accompagner. Je ruinerais tout en passant pour une étudiante trop optimiste". Elle soupira longuement, remit de l'ordre dans ses idées et se dirigea vers la salle n°1.

A part quelques privilégiés, la salle était cette fois pleine à craquer de scientifiques de tous bords et de journalistes. Elle avait choisi avec soin le nom de "sa" conférence : "Les travaux d'Einstein doivent être relativisés".

Elle débuta par un résumé très succinct des théories avortées ayant tenté de violer les lois de la relativité restreinte avant d'expliquer que les théories d'Einstein étaient trop parfaites pour qu'on y décèle une faille ("et je suis bien placée pour le savoir", pensa-t-elle) et qu'il fallait donc trouver un moyen de les contourner. Elle révéla au vidéoprojecteur une série d'équations qu'elle commenta lentement, réexpliquant un point obscur sitôt qu'elle voyait des paires de sourcils blancs se renfrogner.

Elle poursuivit avec des schémas et des concepts auxquels les moins théoriciens purent se raccrocher, se permit même une légère digression philosophique qui détendit l'atmosphère : maîtriser les foules par le langage verbal et corporel était après tout l'un de ses nombreux talents.

Elle termina par une simulation des progrès à venir et conclut que si une équipe se penchait exclusivement et à temps plein sur ce projet, une cinquantaine d'années à peine permettraient d'y trouver une solution concrète. Seuls des détails matériels retarderaient ensuite la construction d'un astronef capable de se téléporter instantanément en tout point de l'univers. "Et alors, la colonisation de l'espace deviendra quelque chose de terriblement concret", conclut-elle avant d'être assaillie de questions.

Elle répondit aux plus pertinentes durant une vingtaine de minutes, puis les efforts conjugués de la faim, du manque de nicotine et de la curiosité repue vidèrent progressivement la salle. Il ne restait que peu de personnes quand elle rassembla ses documents dans son sac et se dirigea vers la sortie, perdue dans ses pensées.

"Cet après-midi je ne donne aucune conférence et aucun sujet ne m'intéresse. Par contre demain matin j'ai un truc chiant sur la vulgarisation de la mécanique céleste... Comment j'ai fait pour accepter de mener ce truc ? Ha oui, c'était du donnant-donnant pour ne pas avoir à supporter ce trou du cul sur l'après-midi, ou j'aborderai les ..."

« La colonisation de l'espace : les possibilités et les enjeux. »

Elena prit le petit dépliant que lui tendait Shade. Parcourant rapidement le document, elle leva un sourcil. En quoi ce colloque qui allait avoir lieu le lendemain à l’Université de Californie pouvait-il avoir un quelconque intérêt pour Esylium ? Debout, bien droite devant l’immense bureau du directeur, couvert de documents divers, elle attendait une explication, qui ne tarda pas à venir. Adossé dans son fauteuil de ministre, Shade prit la parole, d’une voix claire et douce.

- Intéressant, non ? Voyager dans l’espace… Cela pourrait être une opportunité pour aider les Surnaturels à trouver leur place. Je pense qu’il faudrait assister à quelques unes de ces conférences, pour savoir si le sujet est sérieux. Si c’est le cas, Esylium pourrait participer à un projet de colonisation.

Elena restait coite. Aller dans l’espace… Cela faisait déjà neuf ans qu’elle travaillait pour M. Twilight. Neuf longues années. Et il arrivait toujours à la surprendre par ses idées originales. Se replongeant dans le dépliant, la secrétaire le lut plus en détail. Certaines conférences ne semblaient pas très intéressantes au vu de leur description, tandis que d’autres éveillaient la curiosité. Une seule des allocutions semblait porter un trait d’humour dans son titre : "Les travaux d'Einstein doivent être relativisés"…

- Monsieur, ces conférences ont lieu demain. Vous ne pouvez annuler la visite de la filiale de Philadelphie, qui vous prend toute la journée, déclara Elena, les yeux à présent posés sur son agenda.
- En effet. Mais je n’ai jamais dit que je devais y aller en personne. Je pensais plutôt à vous, en fait, mademoiselle De la Valière.
- Nous avons des chercheurs plus qualifiés que moi dans l’entreprise pour ce genre de choses…, commença la secrétaire.
- Vous avez le temps de sélectionner lesdits chercheurs, de modifier leur emploi du temps et de les prévenir avant demain matin ?

Shade appuya sa question en montrant du doigt la baie vitrée derrière lui. Le ciel était sombre, la soirée bien avancée. Elena poussa un léger soupir, réajusta son monocle. En effet, elle pourrait avoir le temps. Mais elle n’aimait pas chambouler l’organisation des employés. Depuis combien de temps l’Ombre avait-il connaissance de l’existence de ce colloque ? Elle n’allait pas le lui demander, mais se doutait de la réponse. Bien, elle n’avait plus qu’à accepter. Et puis, ce ne serait pas plus mal.

- - - - - - -

Une deuxième conférence se terminait. Celle-ci avait été plus intéressante que la première à laquelle avait assisté Elena, selon son point de vue totalement subjectif, toutefois. La femme qui avait fait la présentation semblait être très impliquée dans son projet. Son allocution avait été agréable, et elle avait su combiner données de pointe pour les scientifiques et vulgarisation pour les journalistes et autres amateurs, du genre d'Elena.

La grande salle se vidait, petit à petit. La secrétaire, quant à elle, ne bougeait pas. Elle terminait de mettre en ordre ses notes sur son PDA. Le sujet de cette conférence était tout à fait dans l’optique de ce que M. Twilight recherchait. Un moyen de « coloniser » l’espace. Un moyen de plus pour Esylium de permettre aux Surnaturels de mener une vie tranquille, ailleurs que sur Terre. Un dernier coup de stylet, et un premier rapport fut envoyé à l’Ombre.

Il ne restait à présent dans la pièce qu’Elena et l’astrophysicienne, Dori Ranzenhofer. Celle-ci rangeait ses affaires, et semblait ne pas avoir remarqué, ou ne pas se soucier de la présence de la secrétaire, toujours assise dans les gradins, à proximité du passage vers la sortie de la salle. Quand la conférencière se mit en route, Elena se leva, avec grâce, et se positionna sur son chemin. Perdue dans ses pensées, la doctoresse faillit rentrer dans la jeune femme.

- Désolée de vous déranger, Docteur Ranzenhofer. Je me présente : Elena De la Valière. Je travaille pour la société Esylium Corp. Je dois vous avouer que votre projet semble vraiment intéressant. Nous pourrions peut-être vous aider à le réaliser.

Le ton était plus que poli, à la limite de l’obséquieux. C’était la manière habituelle d’Elena de parler. L’étiquette, une valeur qui se perdait, mais qui restait fortement ancrée dans les mœurs de la secrétaire. Vue de plus près, l’astrophysicienne était impressionnante. Dominant de quelques centimètres Elena, malgré ses talons, une impression de puissance et d’intelligence se dégageait de cette femme. Mais il en fallait plus pour impressionner Miss De la Valière…

"Hé bin elle a pas l'air d'avoir inventé l'eau chaude celle-là... Comment elle a fait pour rentrer ? Et cette tenue, mon dieu... Elle se croit au carnaval ?"

Mais les paroles de son interlocutrice lui dessinèrent sur les lèvres un sourire à peine condescendant tandis qu'un "bingo" retentit dans sa tête.

Elle lui serra poliment la main.

"Enchantée. Vous avez du temps devant vous ? J'ai pas d'impératifs cet aprem, on peut en profiter pour déjeuner ensemble". Son sourire se fit plus franc. "Enfin j'dis ça... J'veux vous inviter mais je connais pas la ville. Vous avez une bonne adresse qui sert de la vraie bouffe et pas des cochonneries saturées d'hormones de croissance ?"

Abasourdie. La secrétaire n’avait pas spécialement apprécié les expressions successives qu’elle avait pu lire sur le visage de la femme pendant qu’elle se présentait. Elle n’aima qu’encore moins le petit sourire en coin qui se dessina lorsqu’elle énonça l’intérêt de la société pour son projet. Mais le pire restait à venir, quand la doctoresse ouvrit la bouche. Elena n’en croyait pas ses oreilles. Cette femme parlait aussi mal que les gamins des quartiers pauvres de la banlieue.

Elena se fit violence pour garder contenance et ne pas en rester là. Le potentiel de l’astrophysicienne restait important, même si sa tenue laissait à désirer et si son comportement faisait fi de toutes règles de bienséance. Mais cela n’empêchait pas Elena de ne pas aimer cette personne. Elle était peut-être un génie dans son domaine, elle n’avait néanmoins pas beaucoup de classe. Enfin, là n’était pas la question.

Ah ! Voilà qu’elle souhaitait « bouffer ». Elena ne savait pas ce que pouvait bien ingérer une personne comme son interlocutrice. Un Mac Do lui serait sûrement suffisant, mais bon, Shade lui avait laissé carte blanche, et quitte à devoir supporter la compagnie de cette… scientifique, autant le faire dans un restaurant gastronomique. Réajustant son monocle, Elena sortit son PDA, et en quelques coups de stylet, trouva l’adresse parfaite.

- Merci. Je suis ici justement pour discuter avec vous, j’ai donc tout le temps qu’il faudra. Pour le repas, j’ai le restaurant qu’il vous faut, le Bel-Air. Il n’est pas trop loin, 701 Stone Canyon Road, juste au nord de l’université. Nous pourrons discuter tranquillement.

Sans vraiment attendre la réponse, qui ne pouvait qu’être positive, son interlocutrice ne connaissant pas la ville de toute façon, Elena réserva une table pour deux. Il valait mieux prévoir. Elle envoya ensuite discrètement son reflet prévenir le chauffeur qui lui avait été attribué pour la journée qu’il devait se préparer à les emmener. C’était toujours mieux que d’utiliser un taxi.

"Sympa le cadre..."

Une telle débauche de luxe et de verdure avaient failli la faire rire en entrant. Elle avait recouvré son sérieux en examinant la carte.

"Hé bin... Sacré restaurant ! Si ce sont de vrais plats cuisinés sur place et pas des trucs réchauffés et sortis d'usine de conditionnement, on va s'régaler ! Vous avez eu du nez."

Elles commandèrent rapidement, bien que le choix n'eût pas été facile : tout avait l'air si appétissant...

"Bien, alors vous m'avez expliqué ce qu'était Esylium mais je n'arrive pas à concevoir une entreprise pharmaceutique s'intéressant brusquement à la conquête de l'espace. Comme je l'ai annoncé en fin de conférence, il faudra bien une centaine d'années avant que quiconque puisse espérer tirer un bénéfice de ce projet. Comment vos actionnaires laisseront-ils passer une telle hémorragie alors qu'il ne sera jamais rentabilisé de leur vivant, et n'est même pas assuré pour leurs enfants ? Sans compter que l'investissement initial sera très lourd : il faudra recruter trois équipes de R&D, construire un laboratoire et acheter de l'équipement spécialisé."

Durant le court trajet vers le restaurant, Elena décrivit un peu Esylium Corp. A la doctoresse. Elle ne donna pourtant pas beaucoup de détails. Elle avait quelques appréhensions quant au futur comportement de la femme une fois dans l’établissement, vu son manque flagrant de « tenue ». Une fois entrées, elles furent conduites à une table pour deux, dans un coin lumineux. Un sourire ironique flottait sur le visage de la scientifique, qui semblait quelque peu imperméable à la beauté et au luxe du restaurant.

Sourire qui fut remplacé par une expression intéressée lorsque un serveur leur donna les cartes. Elena choisit rapidement, bien qu’elle ne fût pas spécialement habituée aux repas gastronomiques. Elle avait plus l’habitude de faire les réservations pour M. Twilight et ses clients ou invités, plutôt que pour elle-même. Au retour du serveur pour prendre les commandes, la secrétaire commanda au passage une bouteille de vin, élément indispensable, pour accompagner le repas.

En attendant l’entrée, Miss Ranzenhofer exposa son étonnement de constater qu’une entreprise comme Esylium, qui n’avait que peu à voir avec le domaine spatial, s’intéressait à son projet. Elle exprima son doute plus particulièrement sur l’absence d’intérêt pour les actionnaires de la société, et surtout, sur l’absence quasi certaine de résultats avant au moins une ou deux générations, et cette dernière remarque fit discrètement sourire Elena.

- Il y a une petite erreur dans votre raisonnement, Miss Ranzenhofer. Vous partez avec l’hypothèse qu’Esylium Corp. est cotée en bourse et que ses actions sont réparties entre plusieurs actionnaires. Or, il en est tout autre. La société appartient dans son intégralité à M. Shade Twilight. Il est le seul maître à bord, et décide seul de la direction que prend l’entreprise. Et il souhaite investir dans votre projet.

Sur ce, les premiers plats furent servis.

"Moui... Vous n'faites que déplacer le problème donc j'en déduis que j'n'ai pas été assez claire : votre patron ne restera pas éternellement à son poste. A sa mort ou à sa démission, rien n'assure que son successeur, aussi bien choisi soit-il, poursuivra sa politique. Or si c'est effectivement c'qui s'passe, la seule option qui s'présentera aux chercheurs sera la suivante : repartir de zéro ailleurs. Parce que les travaux de recherche menés au sein d'une entreprise privée appartiennent de facto à l'entreprise elle-même, et qu'elle les vendra, ou ch'ils chont encore inexchploitables, les conchervera chans en faire ugage. Ch'est très bon ches petits machins didonc !

Et donc vous gentendez bien que je ne chouhaite pas prendre un tel risque sans de très solides garanties, aussi bien morales que juridiques. Perdre peut-être cinquante ans est absolument hors de question, même si un financement privé accélérerait sans doute les choses. Le gain n'en vaut pas la peine : quand on raisonne sur une centaine d'années, mieux vaut avancer lentement mais sûrement."

*Et j'aurais encore des tas de questions à te poser jeune fille, mais j'imagine que celle-ci clôturera l'entretien...*