Qui, quoi, comment, et pourquoi?

Il triturait le morceau de papier depuis un petit temps déjà. Que signifiaient les mots inscrits, à quoi correspondait le numéro de téléphone inconnu? Gabriel venait de retrouver la carte sur laquelle était noté le téléphone de ce photographe, qu'il avait rencontré... Un certain Nathan Clives. Les chiffres étaient notés au dos d'une carte de l'Elysium Corp. Ce simple fait avait légèrement intrigué Gabriel, mais le plus étrange était le papier retrouvé dans la même poche que ce petit carton... Un autre numéro, suivi d'une note à son attention.
Il finit par déposer les notes sur la petite table de son salon, face à lui. Il les fixa un moment de ses yeux dubitatifs, avant de se laisser retomber en arrière sur le dossier souple de son fauteuil.

"Si j'étais flic, ou je ne sais quoi, je pourrais au moins chercher à qui appartient le numéro... Je suis juste employé en librairie, et ça m'étonnerait que le dernier bouquin sur le règne de Charles Quint me donne une quelconque réponse à ces bêtises."

*Tu n'as pas besoin d'être un sur-homme pour résoudre ça, non?* Souffla la vieille femme.

Gabriel grogna pour toute réponse. C'est vrai que ça ne lui ressemblait pas d'hésiter ainsi...

"Oh et puis zut, tu as raison!"

Il attrapa son téléphone portable et entra le numéro. Non pas celui de Nathan, mais bien celui dont il ne connaissait absolument rien.
La vieille femme bougea d'impatience et de curiosité, prête à toute les possibilités concernant ceux qu'ils auraient au bout du fil.
Le temps que le téléphone trouve le réseau, puis la tonalité chanta aux oreilles de Gabriel. Un petit temps passa, avant qu'enfin elle ne laisse place au 'Clip', signal que quelqu'un répondait.

"Allo bonjour, excusez-moi de vous déranger mais pourriez vous me dire à quoi correspond le numéro que j'appelle actuellement, je viens de le retrouver sans explications aucunes dans une poche de ma veste..."

A quoi servirait-il de tourner autour du pot? Autant chercher directement les inconnues principales du problème, non?

Au départ, Gabriel ne put rien entendre d'autre que le bruit d'une respiration, à l'autre bout du fil, puis des murmures inaudibles, jusqu'à ce qu'une femme réponde :

- Vous êtes Gabriel Deavon, médium de votre état, et travaillant dans une librairie. Vous semblez schizophrène, mais l'on peut parier sans trop se tromper que votre corps sert de réceptacle à un esprit...

La voix s'interrompit tandis que le son de feuillets froissés résonnait dans l'écouteur.

- Vous avez récemment été en contact avec un membre d'une organisation subversive se dissimulant sous le couvert de l'entreprise pharmaceutique Esylium Corporation. Sachez, monsieur Deavon, que tout ce qu'ils pourront vous dire ou vous faire croire n'est que mensonges vicieux et tromperies sournoises.
- Je ne comprends rien à ce que...
- Cela n'a pas d'importance, pour le moment. Vous aurez sans doute de leurs nouvelles à un moment où à un autre. Méfiez vous, ils ne renoncent à rien pour obtenir ce qu'ils désirent. Ils traquent les médiums comme vous, les séduisent par leurs mensonges et les enferment dans leurs laboratoires. Méfiez vous de l'homme qu'ils vous ont envoyé.

Gabriel voulut protester, mais la tonalité du téléphone lui indiqua que sa mystérieuse interlocutrice avait raccroché...

La réponse fut longue à venir, mais lorsque le timbre d’une voix féminine se fit entendre, ce ne fut que pour tirer une moue de désapprobation sur le visage de Gabriel. Il n’avait pas apprécié entendre son nom cité par cette inconnue à laquelle il se serait arrangé pour ne pas donner d’informations. Cependant, sa mauvaise surprise fut vite mise de coté lorsque la bonne femme poursuivit sa phrase. Le visage masculin se défit littéralement, abasourdi par tant de données, et particulièrement celle concernant sa dualité d’âme. Jamais il n’en avait parlé à quiconque, et il se sentit blessé et rageur de voir ainsi sa vie, son expérience réduite en une simple phrase prononcée par son téléphone portable. La vieille femme elle-même se sentait ulcérée par de tels propos.

Plusieurs fois, Gabriel tenta de protester, d’intervenir, mais le monologue ne semblait jamais vouloir lui en laisser le temps. C’était d’une voix pressée mais assurée qu’elle lui débitait ainsi tant d’informations. Lorsqu’elle raccrocha, l’homme resta bête un instant, tenant le portable d’une main forte. Il leva le bras comme pour envoyer valdinguer le téléphone, mais stoppa son geste sous l’influence de la vieille. Il en aurait besoin, de cette saleté. Il serrait les dents à s’en faire mal à la mâchoire, lorsqu’il tritura encore les petits cartons portant les deux numéros à dix chiffres. Pour le coup, il ne croyait plus ni au hasard de sa rencontre avec le photographe, ni aux paroles de la bonne femme, ni même à la possibilité qu’il puisse rester tranquille encore longtemps après ça.

L’âme qui avait trouvé refuge dans le corps de Gabriel sentait en elle la colère se changer en autre chose. Elle était triste et blessée, elle se voyait à présent comme une gamine prise sur le fait après avoir fait la plus grosse bêtise de sa vie. Elle sentait partir loin d’elle cette idée si agréable que sa présence secrète renforçait son intimité avec son ôte. Dévoiler son existence avait été comme mettre une barrière infranchissable entre elle et lui. Finalement, si elle ne parlait pas librement avec la bouche de Gabriel, c’était entre autre chose pour conserver la proximité qu’elle avait en étant dans ses pensées. Et voilà qu’en moins de cinq minutes, on lui retirait ce qu’elle avait tant protégé. C’était inacceptable.

Gabriel ne sut que répondre à son âme seconde, il resta muet, blessé lui aussi, sans pouvoir la rassurer. Ce silence intérieur était pire que tout. C’était la première fois qu’ils le sentaient si présent. Il restait assis là, mains jointes devant lui, les yeux rivés sur le téléphone. Au bout du fil, il avait entendu des murmures. Il devait y avoir plusieurs personnes. Peut être des bureaux… Mais ce n’était là qu’hypothèse. Peut-être ceux qui l’avaient appelés faisaient partie d’une compagnie semblable en certains points à la description qu’on lui avait faite de l’Elysium Corp.
Finalement, il trouvait cet appel infiniment puéril. ‘Attention, nous savons qui vous êtes, mais vous ne savez rien, alors obéissez.’ Ben tient ! Il n’était pas franchement du genre à écouter sagement ce qu’on lui disait. Et puis il y avait des limites à ne pas dépasser, si on ne voulait pas attirer ses foudres. Penser qu’il allait rester prostré chez lui sans faire la moindre vague était stupide. Cet appel avait été le meilleur moyen pour le faire bouger.

Le numéro qu’il composa alors ne faisait pas partie de ceux proposés… De nouveau, petite attente insoutenable, et enfin, une voix familière.
« Ah, salut. Désolé de te déranger, mais je vais avoir besoin d’un coup de main, tu veux bien ? »

…

Il avait raccroché et se mit en tête d’appeler un troisième numéro sur sa lancée. Cette fois-ci, c’était le photographe qu’il aurait souhaité avoir au bout du fil… Il respira profondément pour se calmer, car son but n’était pas de hurler après son interlocuteur. Il se devait de rester serein, ou au moins maîtrisé. Au moins aurait-il l’avantage d’être au téléphone, et non directement face à lui, ce qui lui permettrait peut-être de se calmer plus facilement. Il se rappela de sa rencontre avec ce jeune homme qu’il avait presque agressé dès qu’il l’avait rencontré. Finalement, il s’était révélé bien sympathique… Mais que pouvait-il croire ou non, à présent ?

Ces derniers temps, Shade Twilight avait l'étrange impression que l'univers avait cessé de tourner rond tandis que d'étrange évènements ne cessaient d'interférer dans les affaires de la compagnie. L'agression dans les locaux même de la tour, la disparition des agresseurs, la sensation de plus en plus nette que son organisation pourtant sans faille était gangrenée de l'intérieur... Et si cela ne suffisait pas, les ténèbres semblaient vouloir ronger l'Esylium Corp. de l'extérieur aussi. Ronger l'Esylium Corp., et aussi tout Los Angelès.

Les rumeurs qu'il ne cessait d'entendre via ses partenaires industriels ou bien ses contacts partout en ville l'inquiétaient considérablement. Il semblait que quelqu'un s'évertuait à jeter l'opprobre sur l'organisation. Il déjà avait perdu un partenaire industriel à cause de cela, et ne cessait de recevoir des appels de ses contacts et même de ses propres agents, soudainement emplis de doutes. Mais d'où venait le venin ?

Alors qu'il contemplait la cité à travers la baie vitrée de son bureau, l'esprit occupé à ses sombres pensées, la sonnerie répétitive du portable de Nathan résonna soudain, le tirant de ses réflexions. Actionnant au passage un bouton du téléphone intérieur afin d'avertir sa secrétaire de ne laisser entrer personne, il s'empara du portable et pressa la touche verte.

- Nathan Clives à l'appareil, fit-il, modifiant sa voix naturelle pour correspondre à celle de son autre identité.

Ses pupilles s'étrécirent quand il reconnut la voix de Gabriel. Quelque chose lui disait que, quel que fut son ennemi, il avait même percé à jour ses identités multiples...

L’attente fut un peu plus longue que les fois précédente, mais ce n’était pas si mal. Gabriel en profita pour remettre en ordre ses idées, alors que tintait la voix du jeune photographe au travers du portable. Aussitôt, l’homme n’hésita plus une seconde :

« Salut c’est Gabriel, Gabriel Deavon, je ne sais pas si tu te souviens de moi… »

Une demi seconde de silence signa la réponse…

« Bon voilà, il faudrait qu’on se voit si ça ne te dérange pas… Je suis persuadé que tu pourras m’aider à régler quelques soucis que j’me suis attiré… »

Sa voix était posée, certes, mais peut-être trop rapide, précipitée. Au final, il n’avait jamais su mentir proprement, et n’avait jamais véritablement ressenti le besoin de voiler ses émotions. Lorsqu’il était en colère, il trouvait bien inutile de le cacher, de même que lorsqu’il était d’humeur joyeuse. Son caractère était ce qu’il était, et il n’en avait pas véritablement souffert jusqu’ici. Pour le coup, il ne laissa pas à son interlocuteur le temps de répondre, avant d’ajouter :

« Ca t’arrange plutôt où ? … Ben tiens, demain dans l’aprem je serais en centre ville, ça marche ? T’as rien de prévu ? »

Non non, il n’était pas du tout en train de lui forcer la main… En même temps, il devait voir Nathan, et le plus tôt serait le mieux. Il commençait déjà à tourner en rond comme un lion dans sa cage, alors imaginez si la situation devait s’éterniser. Non, le mieux serait de régler ça au plus vite, avant qu’une saleté ne lui tombe encore sur le bout du nez. Ca, pour attirer les crasses, il était doué le Gaby. Enfin, il arrivait toujours à s’en sortir, mais cette fois-ci, c’était un cas bien particulier.

S’ils avaient, lui et son âme seconde, été si outrés par l’incident, c’était principalement parce qu’ils n’en étaient absolument pas maîtres. Ils le subissaient. Et ça… A chaque fois qu’il avait laissé sous entendre la présence d’une seconde âme (ce qui était déjà très rare), il se lançait de lui-même dans l’explication, il maîtrisait son sujet et les infos qu’il laissait filtrer. Et jamais, au grand jamais, il ne balançait un ‘je suis le réceptacle d’un esprit’, si impersonnel et étranger.
Il fallait décidément avoir raison de ces embrouilles au plus vite.
La bonne femme l’avait appelé ‘médium’… Il ne se souvenait pas avoir entendu parler de ça nulle part, mais si son interlocuteur rechignait à coopérer, il lui balancerait ce mot. Ce le ferait certainement réagir… Mais Gabriel espérait ne pas avoir besoin de recourir à ce moyen. S’il pouvait éviter de donner tout renseignement avant d’avoir le bonhomme en face…

Shade haussa les sourcils en entendant la voix précipitée de son interlocuteur dans le téléphone. Cela ne lui inspirait rien de bon.

- Salut c’est Gabriel, Gabriel Deavon, je ne sais pas si tu te souviens de moi…

Shade n'eut pas vraiment le temps de répondre, Gabriel semblant des plus pressés d'en venir au but. Il se souvenait de Gabriel, dont le caractère emporté lui avait posé quelques problèmes mais qui s'était finalement radouci face à la bonne humeur inaltérable du jeune Nathan.

- Bon voilà, il faudrait qu’on se voit si ça ne te dérange pas… Je suis persuadé que tu pourras m’aider à régler quelques soucis que j’me suis attiré…

Allons donc, voilà une façon étrange d'appeler quelqu'un qu'on a rencontré une fois au hasard des rues, songea Shade. L'autre ne lui disait pas tout, ce qui était fort regrettable, Shade aimait se préparer aux confrontations.

- Ca t’arrange plutôt où ? … Ben tiens, demain dans l’aprem je serais en centre ville, ça marche ? T’as rien de prévu ?

Elena va me tuer, songea Shade en lançant un regard circonspect vers son agenda. Heureusement, pour cette fois, la chance lui souriait en lui offrant deux heures de marge entre deux rendez vous. Il demanderait cependant à Elena de se tenir prête à annuler le second rendez vous avec excuses et tout ce qui s'imposait si jamais il était retardé.

- Heu... J'ai un rendez vous avec une agence pour mes photos à 1p.m, on va dire... 2:30p.m... ce sera rapide. Heu, au City Hall, au croisement de 1st Street et Spring Street, ça vous ira ?

L'endroit avait l'avantage de ne pas être trop loin du Building Esylium Corp., ce qui lui éviterait certains désagréments. Il espérait juste que son interlocuteur énervé ne lui poserait pas de problèmes...

[hrp : on est à Los Angeles, donc les heures et les rues en anglais, s'il vous plait UoU *celle qui frime après avoir écumé wikipedia*]

A la réponse tout à fait positive de Nathan, Gabriel réussit à calmer légèrement son anxiété. Il ignorait totalement le lot de problèmes qu’il pouvait poser à ce personnage qu’il ne connaissait… Pas du tout, finalement. Mais au moins, le jeune homme ne rechignait pas à le rencontrer. Tant mieux, il n’aurait pas à lâcher de compromettantes informations par téléphone.
Il réfléchit en vitesse à l’endroit proposé pour le rendez-vous. City Hall en début d’après-midi, donc beaucoup de monde. C’était parfait. La proximité avec l’Elysium Corp., par contre, il ne put en prendre compte car il ignorait bien où se trouvait le siège de l’entreprise pharmaceutique.
Sur son visage se dessina un petit sourire éphémère qui se retranscrit simplement par téléphone au travers d’une voix relativement plus posée et naturelle.

« Super, c’est parfait. Alors je te retrouve demain ; salut et bonne journée. »

Gabriel raccrocha sans autre cérémonie. La conversation n’avait peut-être pas duré, mais l’homme commençait légèrement à devenir paranoïaque avec toute cette histoire. Il ne parlerait pas plus concernant sa position ni ses informations (trop maigres), particulièrement au téléphone. Les quelques mots qu’ils avaient échangés suffisaient amplement.

Il prit son téléphone portable et nota le lieu et l’heure du rendez-vous avant d’envoyer le message à l’un de ses contacts. Ca non plus, ça n’était peut-être pas très prudent, mais bon… Il fallait bien agir, non ? Après ça, il posa le portable sur la table avant de s’enfoncer dans son fauteuil pour repenser à tout ce qui venait de se passer. En fait, il y avait une possibilité pour qu’il se soit retrouvé entre les feux de deux sociétés qui se livraient à une guerre des plus étranges, ou bien était-il simplement un pantin promené de droite et de gauche. Il y avait possibilité pour que toutes ses actions aient été prévues, mais qu’importait. Il agirait tel qu’il le sentait pour l’instant, car rien d’autre ne pouvait lui convenir.

Que pourrait-il bien lui dire, à ce photographe ? La vieille femme tournait la question et simulait dans son esprit toute sorte de rencontres, mais aucune ne paraissait véritablement envisageable. Gabriel souffla sa lassitude soudaine, comme s’il venait d’être vidé de toutes ses forces par quelques minutes d’intense réflexion. Ils verraient bien une fois sur place. De toute façon, il avait déjà prévu son gilet de sauvetage s’il lui arrivait malheur. Peut-être serait-ce inutile, mais bon… Cette histoire semblait loin d’être anodine.

--> Rencontre au City Hall