La première cliente depuis... [ Pv Beth]

[Cette histoire se situe en pré-scénario, c'est-à-dire avant que Elizabeth-Grâce ne soit poursuivie, et donc avant tous les autres sujets dans lesquels intervient Gabriel.]


Los Angeles La Belle.
Une porte claqua. L’homme entra en coup de vent.

*Tu es fou ! Tu te rends compte que tu aurais pu te tuer ?!*

Dans la boutique régnait un calme plat. Seul le nouvel arrivant venait brasser la poussière des vieux livres entassés. Il jeta ses clés sur le bureau situé à quelques mètres à peine, le bruit du métal chantant sèchement contre le bois. Tout n’était qu’ombres. Les rangées d’étagères se détachaient, ainsi que les volumes, sous l’infime lumière filtrant des volets clos.

« Rah, c’est bon, je l’ai pas vu ! Tu vas pas m’en faire un plat ! »

Les lumières artificielles s’allumèrent après le cliquetis de l’interrupteur. Ce furent bientôt les fenêtres qui laissèrent entrer le jour. Le parquet apparut avec ses reflets blancs et crèmes, les murs peints d’un orangé pâle, tout était rangé, propre, sage… Sauf le type qui remuait dans la boutique. Il se libéra de sa veste, la jetant négligemment. Elle atterrit au sol, il avait manqué la chaise. Qu’importait.

*Un plat ? Ben tient, et pourquoi pas ! Je te signale que tu viens de griller un feu rouge à plus de soixante-dix kilomètre/heure ! Et la bagnole verte, hein, elle a faillit te rentrer droit dans la portière arrière !*

Finalement, elle paraissait bien classique, cette librairie de quartier. Les magazines et journaux se trouvaient à l’extérieur, avec les bouquins de poche. Tout le reste, à l’intérieur, s’étalait sur cinq larges rangées d’étagères centrales. Gabriel passa derrière le bureau pour s’affaler sur la chaise, avant de nouer ses cheveux en une queue de cheval.

« Un feu ? Ah tient, c’était pas une décoration de noël ? »

Si son ton était maintenant drôlement sarcastique, l’essentiel était alors de savoir à qui exactement il parlait… Et la réponse n’était pas à la portée du premier venu.
Devant lui était posé un énorme carton étiqueté de symboles hindous incompréhensibles.

*Ah ! J’en peux plus, j’ai l’impression de tenir à ta vie plus que tu ne t’en soucies toi-même !*

Décidément, la patronne rapatriait des livres de tous les coins du globe ! La semaine dernière, c’était un colis de Chine, et le mois d’avant, deux cartons de Yougoslavie et un de Russie. L’homme se retrouvait souvent seul à garder la boutique, ces derniers temps, alors que sa supérieure voyageait à pétaouchnoc pour rencontrer vendeurs ou acheteurs aux noms imprononçables. Il ouvrit la boîte à l’aide d’un cutter et découvrit les volumes. Par chance, ceux-ci semblaient avoir des couvertures frappées d’anglais. Imaginez ce qu’on peut ressentir en ayant le désir de lire un livre en particulier, et d’y trouver une suite indescriptible de petits sigles incroyables… Un certain besoin de se pendre ? Vous n’êtes pas loin de la vérité.

Le silence était enfin revenu. L’assistant libraire s’était saisi des nouveaux arrivants et tentait de leur trouver une place parmi leurs aînés. L’un parlait géologie, l’autre astrophysique. Il trouva également une bien vieille édition d'un livre de Darwin. Intéressant, il faudrait qu’il y jette un œil. En attendant, le livre resterait en réserve jusqu’au retour de la patronne… Il était trop abîmé pour être laissé en pâture à quelques clients inconscients. Un autre livre attira son attention. « Isaac Laquedem ou le roman du juif errant » par Alexandre Dumas. Gabriel le garda en main, commençant par rapprocher de son nez les pages imprimées. Il sentait le sel et la cigarette. Il sentait comme un bouquin qui a voyagé. Alors, perdu dans la troisième rangée d’étagères, Gabriel caressa la première page.
En son sein, la colère avait disparut. La vieille femme bougea légèrement, comme une caresse de réconfort.

*Je t’aime, Gabriel.*

Il sourit et souffla dans le silence :

« Moi aussi je t’aime. »

Et bien il fallait aller loin pour le trouver ! Ce foutu bouquin d'anatomie ! Enfin pas si foutu que ça... Bien foutu, Beth dirait même. "Drawing from life" de Georges Brigman. C'était pas rien. Et pour le trouver, il avait fallu à la jeune fille se rendre à Santa Monica et trouver la petite librairie. La caverne d'ali baba pour lecteur acharné.
Les mains dans ses poches, son petit sac sur le dos, Elizabeth entra dans la boutique. Elle lança un timide "bonjour..." à la ronde mais elle était pratiquement sûre que personne n'aurait pu l'entendre. Elle s'avança dans les rayons et commença son voyage. Europe, Asie, Afrique... tous ces continents, elle les parcourait. ...Du regard. Laissant parfois l'audace lui permettre de les frôler du bout des doigts. Beth divagua ainsi pendant quelques instants dans les rayons... Pour finalement se resaisir et se mettre enfin en quête de son précieux livre.
Histoire - Géographie - Philosophie... que des grands thèmes. Mais pas le sien. La jeune fille passa donc au rayon suivant mais se stoppa net. Dans le rayon suivant, Littérature, les romans en somme, se tenait un homme plongé dans sa lecture. Il était immobile, au milieu du rayon, et lisait. Ses cheveux noirs attachés en catogan, ses mains qui tournaient les pages. Beth était hypnotisée. Bon ce n'était pas la première fois et sans doute pas la dernière. Elle le regarda de bas en haut. Le scruta même. Les plis de sa chemise, de son pantalon. Ses chaussures. Sa pose. Elle s'avança silencieusement, discrètement, pour avoir une meilleure vue. Parfait. Cet homme était parfait. Enlevant une bretelle de son sac, elle se saisit de son fidèle carnet de croquis et d'un crayon. Peu importe lequel, le premier qui venait. Ce fut son pinceau réservoir. Ouvrant son carnet, elle se mit à faire de rapide ébauche. La pose générale. L'attitude. Ensuite vint les croquis. Les petits détails qui l'intéressait. Les plis du pantalon. Mais particulièrement les plis de la chemise. Prise par son engouement, elle rechercha dans son sac un autre outil et tomba sur celui qu'elle voulait : un crayon 2B. Les choses sérieuses allaient commencer.
Forme général du visage, position des épaules, précision du profil : front - nez - bouche - menton, l'oreille, les cheveux... et le plus délicat les yeux.
Lorsque Beth releva son propre nez de son dessin, les yeux de son modèle ne lisait plus. Il la dévisageait.

Les mots semblaient comme sortis des pages du livre. Ils s’élevaient à l’immatérialité des idées, et voyageaient, fluides, jusqu’au cerveau de Gabriel. Ni l’encre d’impression ni les lunettes posés sur le nez de l’homme n’était obstacle à cet incessant flux coloré. Au contraire, ils le guidaient vers leur destination.
Comme toujours, l’assistant libraire s’était plongé dans sa lecture aux premières phrases qu’il avait lues. C’était presque une drogue, car dans ces moments-là, tout disparaissait autour de lui. Il aurait pu se demander s’il n’oubliait pas sa propre existence, s’il n’était hypnotisé de la sorte. Il n’y avait jamais véritablement réfléchi, mais peut-être était-ce une malédiction… ? Ah, qu’elle était douce alors.

La vieille femme était elle aussi toute absorbée par sa lecture. Pourtant, elle sentait que quelque chose avait changé, sans pour autant vouloir s’en préoccuper. Un bruit avait sonné, dans la réalité. Il y avait une vague présence, mais comme elle semblait insignifiante… Le fantôme repoussa ces pensées floues, pour adorer les pages imprimées.
Elle aurait souhaité poursuivre, mais cet appel de la réalité devait trouver une réponse. Progressivement, elle s’éloigna de son intérêt premier, et bougea légèrement en Gabriel. Celui-ci ne le remarqua pas, ou plutôt n’y prêta aucune attention.

L’âme féminine revenait donc à ce qui l’entourait. Son propre corps d’abord, puis la proximité des livres, le bois sombre des étagères, la librairie. Ah, il devait être neuf heures du matin, ou quelque chose dans le genre. Elle commença de chercher quel pouvait être la source des bruits, où se trouvait la présence.
Elle sut, il sut.
L’information frappa le crâne de Gabriel en une fraction de seconde. Toujours le nez dans son livre, il écarquilla les yeux. Il ne voyait plus les pages, les lignes noires. Son regard venait de rencontrer un visage inconnu. La jeune femme semblait littéralement absorbée dans son monde, peut-être comme lui-même l’avait été quelques secondes auparavant. Ses gestes trahissaient une action évidente, et lorsqu’elle releva le nez vers lui, il avait conservé son air surpris.

*Ahaha ! La première cliente depuis des jours… Tu vois Gabriel, quand tu cesses de grogner, les gens finissent par s’intéresser à toi ! Je suis sûre que tu serais adoré par le monde entier si tu étais toujours aussi adorablement sage !* Pouffa la vieille sans pouvoir se calmer.

L’une des mains lâcha le livre qui se referma. Elle monta lentement jusqu’à la tête de Gabriel dans une sorte de silence gênant… avant que ce dernier ne se frappe le crâne de la paume de la main. Traduisons ici un ‘tais-toi donc.’ Qu’il aurait volontiers franchi ses lèvres s’il y avait seulement pensé. Il tenta de se ressaisir, lui qui n’avait pas encore lâché la demoiselle du regard.

« Livre. » Réussit-il à prononcer. « Vous êtes étudiante ? » Il avait remarqué le sac à ses cotés. « Quand avez-vous commencé ça ? » Il fronça légèrement les sourcils pour se souvenir du bruit de la porte, ou quoi que ce soit qui aurait pu répondre à sa dernière question…

"Livre."
"Oui"
"Vous êtes étudiante ?"
"Oui"
"Quand avez-vous commencé ça ?"
"Il y a 5 minutes, Monsieur."

L'interrogatoire était passé et Beth pensait l'avoir réussi. Elle était championne dans cette catégorie. Elle était concentrée sur quelque chose et tout à coup, un professeur la bombardait de questions. Avec l'habitude, elle parvenait à y répondre avec plus ou moins de réussite. Pourquoi était-elle inattentive en classe ? Parce qu'elle dessinait au lieu de prendre le cours de maths, de physique ou de littérature. Elle laissait sa main divaguer sur le papier tandis que son esprit pensait à d'autres choses. Ca lui arrivait souvent au collège... Tout le temps au lycée. Et maintenant qu'elle étudiait le dessin, Beth était dans son élément. On lui autorisait de faire ce qu'elle voulait. Elle avait même leur bénédiction dans un sens. Alors elle travaillait. Son dessin. Son observation. Ses cours. D'élève moyenne, elle passa à élève modèle. Dans le sens où elle était assidue en cours et qu'elle avait de bons résultats...et non dans le sens où elle posait pour ses camarades. Surtout pas ! Ils étaient passés au nu depuis peu. Elle rougit à cette pensée.

La jeune fille serrait un peu plus fort son carnet que de raison.

"euh... Vous...Vous voulez voir ?" se risqua-t-elle.

Elle refeuilleta en vitesse son carnet. Il y avait un peu de tout... Même un dessin de cet homme dans une autre attitude que celle qu'il avait avant qu'elle ne l'interrompe... qu'elle ne l'interrompe...

"Oh ! Oh pardon ! Je ne voulais pas vous déranger ! Je... je m'excuse... je..."

Elle se cacha derrière son carnet, se tassant, se faisant la plus petite possible.

Décidément, c’était mauvais… Une jeune fille, passait encore, mais imaginez si un client maladroit, ou même un voleur s’était introduit ici durant la lecture de Gabriel. Ah, quel employé modèle il faisait ! Enfin, heureusement pour lui ne se trouvait là qu’une charmante petite dessinatrice qui, quelque part, avait eu bien raison de profiter de l’inattention de son modèle.
Ce qui l’avait frappé, surtout, c’était le regard de la nouvelle arrivante. Il était plein d’une certaine maturité dans laquelle brillait la passion. Les yeux gris-bleu se brouillèrent soudain en croisant leurs pairs bruns. Ce qu’y avait vu Gabriel n’avait pas disparu, il le sentait, mais était dissimulé derrière un masque de timidité évident. Il découvrit là l’étudiante qu’elle était. Dans les dix-huit/vingt ans, environ.

Elle prit la parole pour poser une question intéressante. S’il voulait voir ? Le temps d’une courte réflexion, il devait avouer que sa curiosité le titillait… Avant de se rendre compte que ça n’était pas lui mais la vielle qui soudain était dévorée par un intérêt grandissant pour cette demoiselle qui venait de tirer les traits de son Gabriel. Quel pouvait en être le résultat ?
Mais à peine l’homme eut-il ouvert la bouche que de nouveau, un vague de timidité emporta la jeune étudiante. Elle s’empressa de se cacher derrière le rempart de son carnet, ne restait plus de son visage que quelques mèche sombres.
Incapable de retenir son rire, Gabriel le laissa répondre aux paroles empressées. Il était clair, amusé, mais ne dura pas bien longtemps. L’homme reposa son livre entre deux couvertures brunes, tout en lançant dans un sourire :

« Hm, ça va, je ne vais pas te manger… J’ai déjà eu ma ration de chair fraîche ce matin, je suis repu. »

Chose évidemment fausse, Gaby n’avait rien mangé depuis la veille au soir… Mais ce n’était pas une raison pour dévorer le premier client qui venait enfin d’ouvrir la porte de la boutique après trois jours de désert.
Il ne fallut que quelques pas à l’homme pour se trouver à même d’attraper le haut du carnet à dessin, qu’il tira comme pour défaire le mur derrière lequel s’était retranchée la demoiselle. L’entreprise fut moins évidente qu’il ne l’avait pensé, car elle s’accrochait fort à ses défenses… Cependant, il finit par se retrouver victorieux, et baissa les yeux sur les feuilles, cherchant directement aux dernières pages. Son ébauche était là, quelques croquis l’entouraient. En cinq petites minutes, la jeune femme avait eut le temps d’inscrire bien des lignes. Le coup de crayon était souple et dynamique, il reconnu sa posture et sa silhouette. La vieille femme, elle, fondait littéralement en admiration, faisant chercher à Gaby les moindres détails traités. Derrière le verre de ses lunettes, il tourna la page pour se retrouver de nouveau en contrastes de noir. Il poursuivit sur les autres dessins, certains semblaient plus complets. Elle devait avoir eu plus de temps. Cependant, l’homme se surprit à apprécier particulièrement les traits rapides des ébauches, plutôt que les ombres maîtrisées (qui inspiraient elles aussi son respect, bien sûr).
Il finit enfin par relever les yeux au bout de quelques minutes, pour retrouver le regard clair en face de lui.

« Tu as eu le temps de faire ça en cinq minutes ? Chapeau. J’ai bien fait de ne pas te dévorer. » Il jeta un nouveau coup d’œil au dessin avant de tendre le carnet à sa propriétaire.

*Tu es merveilleuse, petite. C’est…*

Gabriel baissa la tête pour souffler :
« Si tu veux lui parler, fais-le directement. »

Aussitôt, la vieille femme freina son enthousiasme pour grogner sa désapprobation silencieuse.
Alors Gabriel revint à la jeune femme, qu’il dépassa pour revenir proche de son bureau.

« Dites-moi, jeune demoiselle, puis-je vous être encore utile à autre chose ? Vous étiez peut-être venue pour un livre en particulier ? »

Apparemment, le libraire ne lui en voulait pas. Et sa timidité avait encore frappé. Ce n'était pas la première fois que quelqu'un s'amuse de son petit défaut et ne lui dise qu'il ne la "mangera" pas. Enfin bon, d'un côté, c'était pratique. Ca détendait l'atmosphère. Mais bon, d'un autre, ca pouvait aussi atteindre l'égo de la demoiselle et ne pas être très sain. Parce qu'à force de se faire rire au nez, elle pourrait se renfermer de plus en plus jusqu'à se couper du monde, ou bien au contraire exploser et balancer tout ce qu'elle avait sur le coeur... même si elle ne savait pas trop quoi ni comment le dire...

Soudain il saisit son carnet. Surprise, elle s'y accrocha encore plus jusqu'à ce qu'elle se rende compte que oui, il voulait voir ce qu'elle avait fait. Alors tout aussi soudainement, elle lâcha et le laissa parcourir son travail. Une petite boule se forma au creux de son estomac. Ses mains se firent légèrement moites. La jeune fille avait toujours cette petite apréhension que son travail ne déplaise ou ne soit pas à la hauteur attendue.
Sauf qu'il aimait. Enfin c'est ce qu'elle en déduisit lorsqu'il lui dit :

« Tu as eu le temps de faire ça en cinq minutes ? Chapeau. J’ai bien fait de ne pas te dévorer. »
"Euh, c'était juste pour le dernier, les cinq minutes. Je ne sais pas depuis combien de temps je vous dessine. J'ai tendance à perdre la notion de temps quand je travaille..." répondit-elle en reprenant son précieux carnet.

Par contre, Beth ne comprit pas trop ce qu'il entendait par « Si tu veux lui parler, fais-le directement. » Alors elle ne dit rien. Quand elle ignorait quelque chose ou comment réagir, généralement elle ne faisait rien, de peur de déplaire. Même si cette attitude pouvait parfois agraver la situation. Elle se confondait alors en excuses et tout rentrait dans l'ordre. Enfin, la plupart du temps.

Puis le charmant libraire s'en alla à son office. Beth attrapa son sac et le suivit, fourant ses affaires un peu n'importe comment.

"Oui. Je cherche "Drawing from life" de Georges Brigman. Si ca vous dit quelque chose..." dit-elle en posant ses mains sur le comptoir.

Gabriel se sentait un peu étrange, peut-être légèrement gêné même s’il ne le montrait pas. Jamais il n’avait fait l’objet d’une telle attention. Il se sentait comme le beau garçon incroyablement social qu’il n’avait jamais été. Au final, c’en aurait pu être effrayant s’il avait exagéré les choses… Surtout que les réactions de la vieille femme n’arrangeaient pas ses affaires. Elle débordait soudain d’une joie et d’une passion peu commune. Le lien entre ces deux caractères soudain si différents pouvait être dur à gérer… Mais bien heureusement, les deux esprits commençaient à avoir l’habitude de se côtoyer.

Ainsi donc la demoiselle cherchait un certain livre, ‘Drawing from life’. Le libraire ne put comprendre la fin de sa phrase, qu’elle broya dans sa grande timidité. Il ne s’en préoccupa que peut. Si c’était important, elle le lui répèterais plus tard. Pour l’instant, il s’occupait plutôt d’ouvrir un tiroir duquel il sortit un large classeur rouge. Il s’agissait de la bible de la boutique, contenant toutes les références ainsi que tous les titres qui se trouvaient ici.

« Je ne peux pas vous dire, de tête, si je l'ai ou pas... Je ne travaille pas ici depuis bien longtemps… »

En fait, il avait beau être un employé récent, il connaissait déjà un bon nombre de bouquins. Or, celui dont il était question ne lui rappelait rien. Peut-être ne l’avait-il pas ? Il feuilleta quelques minutes les pages noircies de lettres et de noms, avant de trouver ce qu’il cherchait… Cependant, le bouquin ne se trouvait apparemment qu’en réserve. Il soupira faiblement à l’idée de monter à l’étage (la réserve en question). La dernière fois qu’il y était allé, il était presque passé par la fenêtre, alors qu’il s’appuyait juste contre son rebord. La poignée avait lâchée et les vitres s’étaient ouvertes… Enfin, ce ne pouvait réellement pas se reproduire, puisque les volets étaient maintenant continuellement fermés, et qu’il ne s’en approchait plus à moins d’un mètre...
Il referma le classeur tout en annonçant :

« Je vais aller vous le chercher, on ne l’a pas en magasin. »

L’homme laissa là sa cliente pour monter les marches de bois, qui craquèrent sous ses pieds. Il se retrouva alors devant une porte sur laquelle il nota la présence d’un post-it :
‘Mon p’tit Gaby, fais attention à toi maintenant qu’on s’est occupé de la fenêtre, je ne voudrais perdre ni des livres ni mon charmant employé.’
Il se souvint avoir déjà lu ces mots, et entra donc sans se soucier de cela plus que nécessaire. Les piles de livres, protégées par de grands plastiques transparents, étaient disposées tout contre les quatre murs, laissant l’espace libre pour circuler et trouver son bonheur dans ce paradis d’écrits. Il alluma la lumière avant d’avancer. Ce qu’il cherchait devait se trouver juste en face de lui. Il passa donc au centre même de la pièce. Le plancher craquait, lui aussi. Il paraissait vieux et…

Soudain, Gabriel le sentit se dérober sous ses pieds, dans un grand bruit de fracas. Il poussa un cri de surprise qui comprenait celui de la vieille femme autant que le sien. Sa jambe droite venait de… Traverser le sol, jusqu’à mi-cuisse ?! L’esprit féminin fut prit d’une peur panique qui ne fit que causer un gros mal de crâne au libraire.

« Ow ! Calme-toi un peu, ok ? » Prononça-t-il, remarquant que tous ses muscles lui faisaient mal, maintenant.

« Il y a quelqu’un ? » Il haussa la voix, tentant de se faire entendre jusqu’au magasin du rez-de-chaussée. « Je crois bien que je vais avoir besoin d’aide ! »

Beth sourit en réponse au "nouveau" libraire. Elle n'aurait pas été surprise si en déposant son gros classeur rouge, celui-ci aurait soulevé un nuage de poussière. Mais comme le comptoir était quand même propre, cela ne se fit pas. Oh ! Pas à la déception de la jeune fille. Elle s'en moquait un peu. Elle le regarda parcourir les lignes des feuillet, cherchant avec lui le nom de son livre. De manière discrèt bien sûr. Savait-on jamais. Des fois que cet homme n'aimait pas qu'on lise en même temps que lui. Comme son recueil était ouvert devant lui, Beth exclua l'expression "lire par-dessus son épaule". Finalement, il le trouva avant elle et referma le classeur.

Beth répondit d'un signe de tête lorsqu'il partit chercher son livre dans leur réserve. Elle saurait bien patienter en attendant. Cétait quand même gentil qu'il veuille bien y aller. (D'un autre côté, c'était son métier alors bon...) Elle le regarda monter le grinçant escalier, se demandant quel âge il pouvait avoir... l'escalier. Quoique l'âge de cet homme pouvait aussi être soumis à délibération, cela ne gênait pas. Se rendant compte qu'elle fixait un peu trop l'escalier, elle se retourna pour faire face à l'a boutique. Les cinq rangées de bibliothèque, pleine de livres du plus farfelus au plus scientifique. Une librairie était une vraie mine d'or... et d'informations. Moins rapide qu'internet, mais on faisait avec ce qu'on avait. D'ailleurs, à l'époque, les gens se servaient bien des livres pour apprendre, y rechercher une quelconque information ou simplement se documenter. Toute à sa réflexion, elle entendit tout de même le plafond craquer.
Cette librairie était chouette. Toute en bois. Vivante. Elle devait datée de plusieurs siècles et certains éléments devaient être d'origine, ce qui ne manquait d'ajouter un certain charme et du cachet à l'endroit.
Juste au moment où la demoiselle levait le yeux vers le plafond pour admirer les poutres apparentes, elle vit une jambe passé à travers le plafond dans un grand fracas. Elle sursauta vivement.

"Oh Bon Dieu !" s'exclama-t-elle en serrant les bretelles de son sac dans un spasme de peur.

Elle se précipita en dessous. Chose pas très maligne quand on y pense, mais instinctive quand on agit.

"Ca va ?" cria-t-elle.

Elle entendit du bruit et comme une parole étouffée. Beth tourna sur elle-même. Que faire ? Il fallait l'aider ! Mais comment ? Appeler les secours ? Aller carrément le voir ?
Elle paniqua ainsi pendant quelques secondes avant de se foutre une claque.
*Respire.* Beth prit une profonde inspiration. *Voilà. Maintenant, faut le rejoindre*

Elle se dirigea vers l'escalier grinçant et passant outre sa timidité et les conventions sociales qui interdisent les intrusions du genre, la demoiselle grimpa en vitesse l'escalier. Elle repéra rapidement la porte ouverte et s'y engouffra. Beth ne pouvait pas le manquer. Assis par terre en plein milieu de la pièce.

"Ca va ?" demanda-t-elle à nouveau.

Elle tenta de s'approcher mais le parquet cria. Elle fit immédiatement un pas en arrière. Elle avait comme l'impression qu'il s'effondrerait au moindre mouvement brusque. Beth déglutit. Elle vit le libraire se tordre pour la voir et lui parler mais aucun son ne lui parvenait tellement le son de son propre coeur bourrinait dans ses oreilles.

*Allez ! Bouge-toi ! Il a besoin de ton aide! * se motiva-t-elle intérieurement. *T'es Shadowcat non ?!*

Beth déposa son sac sur le palier. Elle venait d'avoir une idée. Si elle se déphasait, elle ne pèserait plus rien et pourrait s'approcher du libraire. Alors c'est ce qu'elle fit. Elle s'avança vers lui, comme précédemment, mais le sol ne craquait plus. Elle arriva à sa hauteur et le son lui parvint enfin.

Rah, cette gamine ! Gabriel l’avait vue, au bout de quelques minutes d’un long silence, pointer le bout de son nez par la porte de la salle. Il s’évertuait à lui dire quelque chose, répétant impatiemment en se tournant vers elle du mieux qu’il pouvait, mais elle ne semblait pas écouter. En fait, son attitude était tout à fait normale. Elle était paniquée et indécise ce qui, dans ce genre de situation, était bien naturel.
« Reste là où tu es, ok ? » Prononça-t-il une nouvelle fois.

La seule réponse qu’il eut fut de voir s’avancer la demoiselle. « Non, non, non, non ! » Rugit-il de son ton le plus menaçant pour la faire reculer. Rien à faire. Il finit par se taire, à bout de souffle, et chercha à libérer son pied. Impossible de le tirer en arrière, le bois se trouvait comme une prison de chair d’où ne peut sortir le harpon qui l’a poignardé. Or là, le problème était que les rôles étaient inversés, c’était la chair, qui faisait office de flèche. Chaque mouvement relançait la douleur dans ses muscles, et pourtant, il bougeait toujours.

*Gabriel, arrête, tu vas te massacrer la jambe en faisant ça !* Gémit la vieille femme, qui continuait de s’affoler. En fait, elle sentait déjà le sang couler, froid, jusque dans ses chaussures. A quel point pouvait-il être blessé ? Cette seule question maintenait sa panique dans une hausse constante. Elle ignorait si, d’elle-même, elle aurait pu trouver la réponse, mais elle hésitait bien trop pour tenter quoi que ce soit. Au fond, elle ne faisait que s’agiter sans pouvoir se calmer. C’en fut à tel point que l’homme dût se lâcher la jambe pour presser ses paumes contre sa tête, grimaçant sous la douleur.

« Je t’ai dit de rester calme ! » S’écria-t-il soudain, plein d’une colère impatiente. La douleur n’était plus localisée dans sa jambe, son corps entier le tiraillait dans sa peine.
Cette phrase qu’il avait lancée, plus que le mal en lui-même, agit sur la Petite Chose comme une gifle en plein visage. Aussitôt, elle prit conscience de son geste et se recroquevilla à l’intérieur d’une coquille immatérielle. Elle se mit à pleurer en silence sans pouvoir se calmer, maudissant son impuissance.
Gabriel s’était retourné vers la demoiselle. Que devait-elle penser de ce type qui lui hurlait dessus à tord et à travers ? Elle était juste là, maintenant, et il bougea les mains en signe de négation :

« Ce n’est pas contre toi, que je criais, ok ? C’est… C’est pas grave… »
Il ne se rendit compte de ce qu’il dit qu’en prononçant les mots. ‘Pas grave’ ? Ses propres paroles lui parurent étrangères, et quelque part, il eut honte de ce qu’il venait de sortir.
Il ne put continuer sa phrase, car il sentait sur ses joues se tracer un sillon de larmes. Les pleurs de sa compagne s’étaient intensifiés et ils étaient siens à présent. Il baissa la tête pour tenter de les faire disparaître. Il devait sembler complètement givré, non ? Et ce ne serait pas la première fois, mais ici, il serait bien embêté si la seule personne près de lui s’en venait à prendre la fuite. Aussitôt, il tenta de se saisir de la jambe féminine, préparant une nouvelle phrase pour la faire rester. Son seul résultat fut de la traverser littéralement, comme si jamais elle n’avait existé. Les yeux en pleurs s’écarquillèrent, les mains se refermèrent sans trouver de prise. Un mot, un seul, franchit la barrière des lèvres masculines :

« Fantôme ? »

C’était absurde…

Il se démenait, s'agitait. Ce qui n'était pas forcément bon pour sa jambe, enfonçant sûrement le bois encore plus dans la chair. Le libraire criait aussi. Mais pas des cris de douleurs monosyllabique, tels qu'on a l'habitude d'entendre. Non, lui, il hurlait après quelqu'un. Ou après lui même peut-être, se dit la jeune fille lorsqu'il lui précisa immédiatment qu'il n'en avait pas après elle. Beth lui répondit d'un petit sourire qui se voulait rassurant. Cependant, il voulu lui attraper la jambe comme pour lui dire d'une autre manière "Ne t'inquiètes pas." et pour accentuer ses paroles. Le seul petit problème dans cette volonté était le fait que la jeune femme était devenue intouchable. La main de l'homme la traversa donc et il palit.

"Pas vraiment." s'excusa-t-elle.

Puis elle se reconcentra sur la situation. Il fallait quand même agir et ne pas laisser le pauvre homme se vider de son sang en restant spectatrice. Beth allait donc recourir à une autre facette de son pouvoir.

"Je vais vous aider à dégager votre jambe. Vous n'allez rien sentir. Ne vous inquiétez pas."

C'était dans ces moments-là qu'Elizabeth sortait de sa coquille et montrait de quoi elle était réellement capable. Oublié la timide maladive, elle prenait ses responsabilités et faisait tout ce qu'elle pouvait pour se rendre utile.
Elle aposa ses mains sur la jambe coincée et se concentra. Petit à petit, Beth déphasa la jambe du libraire. Celui-ci ne sentit aucune douleur pendant le processus. Il perdait juste peu à peu les sensations dans son membre, comme si ses nerfs s'arrêtaient naturellement à l'endroit où il voyait la main de Beth sur sa cuisse.
Toute à sa concentration, les yeux fermées, l'artiste fixa sa main gauche sur la cuisse du libraire et doucement mouva sa droite qui passa à travers le plancher. Elle s'en alla "saisir" le molet et doucement relever la jambe. A la stupeur du blessé, la jambe remonta à la surface, guidée par Beth.
La sueur perlait doucement sur le front de la demoiselle, tant l'effort à fournir commençait à l'épuiser. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas utilisé son "don" pour dématérialiser autre chose qu'elle même, et surtout d'une aussi grande taille.
Comme elles étaients partis, l'homme put resentir à nouveau des sensations à partir du pied. Beth rematérialisait doucement la jambe à l'étage, commençant par le talon pour pouvoir poser la jambe.
Cependant, elle se garda bien de rephaser la partie blessée du membre.

"Je dois garde votre jambe dans cet état... sinon le sang coulera à nouveau..." expliqua-t-elle.

Voilà une chose de faite. L'hémorragie était arrêtée, du moins pour le moment. Le seul hic dans son plan, comment avertir les secours avec les deux mains occupées et son sac à l'entrée de la pièce ? Elle aurait du y penser avant...

"Si jamais vous avez votre portable sur vous..." commença-t-elle en relevant la tête vers lui.

Ne pas s’inquiéter, ne pas s’inquiéter… Elle en avait de bonnes, la p’tite demoiselle. Quoique, ce n’était pas tant de l’inquiétude qu’une incompréhension totale qui saisissait Gabriel. Il vit sa propre jambe ressortir du plancher sans la moindre difficulté, traversant le bois sans même le sentir. La douleur elle-même avait disparu. La vielle femme avait cessé de pleurer pour assister au sauvetage de son bien-aimé, son état émotionnel s’approchant intimement de celui du libraire. Ils purent enfin constater les dégâts. Au travers du pantalon déchiré devaient se trouver plusieurs griffures, mais le plus étonnant était les deux morceaux de bois longs de dix à quinze centimètres environ plantés à la perpendiculaire dans son muscle.

Les deux mains de la demoiselle étaient posées comme pour encadrer les plus graves blessures, ôtant toute douleur mais aussi toute sensation de ces endroits. Gabriel se retrouva bête devant une telle démonstration. Il tourna son visage vers sa sauveuse et leurs regards se croisèrent. Il remarqua la concentration qu’elle maintenait tout en lui demandant s’il avait son portable sur lui. Ah, c’était évident, ce devait demander un grand effort d’accomplir ce genre de chose, même s’il ignorait de quelle ‘chose’ il s’agissait exactement. Il fouilla dans ses poches avant de trouver ce petit miracle de technologie qui leur rendrait bien des services. Qui leur aurait rendu bien des services si… Seulement il était chargé… Impossible de l’allumer. Le libraire soupira de désespoir.

« Inutile petit truc. »
Il le balança par-dessus son épaule et l’entendit frapper le mur ou le sol, peu importait. Il serait proche de l’entrée en tout cas. Se servant de ses deux mains pour se maintenir assis, il ajouta :
« Eh bien non, pas de portable apparemment. »

Il regarda rapidement autour de lui. La miss ne tiendrait certainement pas des lustres avec cette concentration épuisante. Il se calma soudain, laissant de coté toute la rage et le désespoir qui avaient pu se mêler à son être durant les dernières minutes. Son cerveau tourna le problème pour trouver solution. Une chose était sûre, si sa jambe était en quelque sorte immatérielle, elle ne pèserait rien. Il signa un accord silencieux avec son âme seconde, avant de parler d’une voix sûre, qui se voulait rassurante :

« Alors c’est simple. Je vais me déplacer le plus possible tant que tu peux soutenir le poids de ma jambe. Ensuite, tu vas me lâcher, et reculer jusqu’à la porte. Je sais que ça va faire mal, ne t’en fais pas. Et puis je pourrais bien perdre un peu de sang que ça sera pas un problème. »

Il chercha l’approbation de la jeune fille avant de faire le moindre geste. De toute façon, que sera cette douleur en rapport avec le mal qui plus d’une fois l’avait rongé de l’intérieur ? Son sang, il le connaissait par cœur, il l’avait vu couler plus que nécessaire, mais encore fallait-il donner du courage à la demoiselle qui elle ne devait pas tant être rassurée. De toute façon, que pouvaient-ils faire ?